La pénurie d'argent : comprendre le déficit structurel du marché
Découvrez pourquoi l'argent métal connaît un déficit structurel depuis 5 ans. Analyse de l'offre inélastique, de la demande industrielle explosive et des implications pour les investisseurs.
Le marché de l'argent traverse une période sans précédent. Depuis 2021, le monde consomme plus d'argent qu'il n'en produit. Cinq années consécutives de déficit. Un cumul de 820 millions d'onces non remplacées. L'équivalent d'une année entière de production minière mondiale.
Ces chiffres ne sont pas une projection alarmiste. Ils proviennent du Silver Institute, l'organisme de référence du secteur. Et ils racontent une histoire que peu d'investisseurs comprennent vraiment.
Dans cet article, je vais vous expliquer pourquoi ce déficit est structurel et non conjoncturel. Vous découvrirez les mécanismes qui empêchent l'offre de répondre à la demande. Et surtout, vous comprendrez ce que cela signifie pour vos investissements.
Qu'est-ce qu'un déficit structurel ?
Commençons par clarifier un concept essentiel.
Un déficit conjoncturel est temporaire. Une grève dans une mine, une perturbation logistique, un événement ponctuel. Le marché se rééquilibre naturellement dans les mois qui suivent.
Un déficit structurel est tout autre chose. Il résulte de forces profondes, durables, qui ne peuvent pas se corriger rapidement. Les mécanismes de marché habituels ne fonctionnent plus.
Voici ce qui rend le déficit de l'argent structurel :
- L'offre ne peut pas augmenter rapidement, même avec des prix élevés
- La demande croît de façon irréversible, portée par la transition énergétique
- Les inventaires fondent année après année, sans reconstitution possible
Pour mettre ces chiffres en perspective : en 1950, les inventaires mondiaux d'argent étaient estimés à 10 milliards d'onces. Aujourd'hui, selon le Silver Institute, les stocks identifiables de lingots d'argent ne dépassent pas 1,7 milliard d'onces. Une chute de 83% en 75 ans.
Et voici le fait le plus surprenant : il existe aujourd'hui 50% plus de lingots d'or que d'argent disponibles sur le marché. Environ 2,5 milliards d'onces d'or contre 1,7 milliard d'onces d'argent. Un paradoxe quand on sait que l'argent est 8 fois plus abondant dans la croûte terrestre.
L'offre : pourquoi elle ne peut pas suivre
Le problème du "by-product"
C'est probablement le facteur le moins compris du marché de l'argent.
Contrairement à ce que beaucoup croient, la majorité de l'argent n'est pas extraite de mines d'argent. Selon les données du Silver Institute, voici la répartition de la production minière en 2024 :
| Source de production | Part de l'offre |
|---|---|
| Mines primaires d'argent | 27% |
| Mines de plomb/zinc | 32% |
| Mines de cuivre | 25% |
| Mines d'or | 16% |
Vous lisez bien : 73% de l'argent mondial est un sous-produit (by-product) de l'extraction d'autres métaux.
Voici pourquoi cela change tout.
Imaginez que le prix de l'argent double demain. Dans un marché normal, les producteurs augmenteraient leur production pour capturer ces profits. Mais les mines de cuivre, de plomb ou de zinc ne peuvent pas "produire plus d'argent" sur commande. L'argent n'est qu'un revenu accessoire pour elles.
Un producteur de cuivre ne va pas modifier ses opérations pour extraire plus d'argent. Il optimise pour le cuivre. L'argent suit, qu'il le veuille ou non.
Pire encore : avec des prix de l'argent plus élevés, certains producteurs choisissent de traiter du minerai de moindre grade. Ils maintiennent leurs profits tout en produisant moins d'argent. L'économie de l'argent est fondamentalement contre-intuitive.
Le pic de production de 2016
Un autre fait crucial : la production minière mondiale d'argent a atteint son sommet en 2016.
Cette année-là, les mines du monde ont extrait 899,4 millions d'onces. Depuis, la tendance est à la baisse. En 2025, la production devrait atteindre environ 835 millions d'onces selon le World Silver Survey. C'est 7% de moins qu'en 2016.
Pourquoi ce déclin ?
- Les gisements les plus riches ont été exploités en premier
- Les nouveaux projets sont plus profonds, plus complexes, plus coûteux
- Les délais de mise en production d'une nouvelle mine dépassent souvent 10 ans
- Les investissements dans l'exploration ont chuté après les années difficiles 2013-2019
Même avec l'argent à plus de 70 dollars l'once aujourd'hui, la production ne peut pas rebondir rapidement. Construire une mine prend du temps, beaucoup de temps.
La concentration géographique : un risque additionnel
La moitié de l'argent mondial provient de trois pays seulement.
Le Mexique domine avec 23% de la production mondiale (environ 186 millions d'onces en 2025). Viennent ensuite la Chine et le Pérou. L'Amérique latine dans son ensemble représente près de 50% de l'offre.
Cette concentration crée des risques :
- Risques politiques : tensions fiscales au Mexique et au Pérou
- Risques opérationnels : grèves, troubles sociaux, restrictions environnementales
- Risques géopolitiques : la Chine pourrait un jour limiter ses exportations d'argent, comme elle l'a fait pour les terres rares en 2010
Un seul événement majeur dans l'un de ces pays peut perturber l'offre mondiale pendant des mois.
La demande : le double moteur qui ne s'arrête plus
L'explosion de la demande industrielle
L'argent n'est pas seulement un métal précieux. C'est aussi le métal le plus conducteur d'électricité et de chaleur. Et cela en fait un composant irremplaçable de la révolution technologique en cours.
En 2024, la demande industrielle a atteint un record historique : 680,5 millions d'onces. C'est plus de 55% de la demande totale.
Regardons les principaux moteurs de cette demande :
Le solaire photovoltaïque
C'est le secteur le plus dynamique. En 2024, le solaire a consommé environ 230 millions d'onces d'argent, soit près de 30% de la demande industrielle. Une augmentation de plus de 25% par rapport à 2023.
Chaque panneau solaire contient 15 à 25 grammes d'argent. Les nouvelles technologies TOPCon, plus efficaces, utilisent jusqu'à 50% d'argent supplémentaire par panneau.
Le Silver Institute projette une demande solaire dépassant 300 millions d'onces annuelles d'ici 2030. Certains analystes tablent même sur 250 millions d'onces uniquement pour les installations annuelles, sans compter le remplacement des panneaux existants.
Les véhicules électriques
Un véhicule thermique traditionnel contient 0,5 à 1 once d'argent. Un véhicule hybride en nécessite 0,6 à 1,35 once. Un véhicule 100% électrique utilise 0,9 à 1,75 once.
Multipliez par les dizaines de millions de véhicules électriques produits chaque année, et vous comprenez l'ampleur du phénomène. Sans compter les infrastructures de recharge, qui utilisent également de l'argent.
L'électronique et l'IA
Les centres de données pour l'intelligence artificielle, les réseaux 5G, les semi-conducteurs, les circuits imprimés... L'argent est partout dans notre monde connecté. Et cette demande ne fait que croître.
La demande d'investissement : le phénomène du "sticky money"
Au-delà de l'industrie, l'argent attire de plus en plus d'investisseurs.
En 2020, les ETF sur l'argent ont ajouté 331 millions d'onces à leurs portefeuilles. C'est 34% de l'offre mondiale de cette année-là. Un chiffre stupéfiant.
À fin 2021, les ETF détenaient collectivement plus de 1,1 milliard d'onces d'argent. Plus qu'une année entière de production minière.
Mais voici ce qui est vraiment fascinant : ces investisseurs ne vendent pas.
J'appelle ce phénomène le "sticky money" - l'argent collant. Même quand les prix baissent, les détenteurs d'ETF conservent leurs positions. Les graphiques montrent que lors de corrections de prix, les encours des ETF restent stables ou continuent de monter.
Pourquoi ? Parce que les acheteurs d'argent sont généralement des investisseurs de conviction. Ils comprennent les fondamentaux. Ils n'achètent pas pour spéculer à court terme.
Ce comportement amplifie le déséquilibre offre-demande. L'argent qui entre dans les coffres des ETF sort du marché disponible, parfois pour des années.
Le Silver Squeeze de 2021 : un avertissement
En janvier 2021, le mouvement Reddit WallStreetBets a tenté d'orchestrer un "squeeze" sur l'argent, après leur succès retentissant sur GameStop.
En trois jours seulement, l'ETF iShares Silver Trust (SLV) a dû acquérir 110 millions d'onces d'argent. Le cours spot est passé de 25 à 29,50 dollars.
Mais le plus révélateur fut la réaction des institutions.
La LBMA (London Bullion Market Association) a publiquement admis qu'il y avait eu "des inquiétudes que Londres manque d'argent si la demande d'ETF restait élevée". Le prospectus du SLV a été modifié pour inclure un avertissement : la demande pourrait "temporairement excéder l'offre disponible".
Cet épisode a démontré une vérité que le marché préfère ignorer : les réserves d'argent physique sont bien plus limitées que beaucoup ne le pensent.
Les inventaires : la preuve du déséquilibre
Une érosion continue depuis 75 ans
Les chiffres sont sans appel.
| Période | Inventaires estimés |
|---|---|
| 1950 | 10 milliards d'onces |
| 1980 | ~3 milliards d'onces |
| 2022 | 1,7 milliard d'onces |
| 2025 | En baisse continue |
Cette érosion s'explique simplement : l'argent est consommé, pas thésaurisé.
Contrairement à l'or, qui reste principalement sous forme de bijoux ou de lingots, l'argent disparaît dans des applications industrielles. Il est dispersé en quantités infimes dans des milliards d'appareils électroniques, de panneaux solaires, d'équipements médicaux.
Le recycler est souvent économiquement non viable. Les quantités par unité sont trop faibles, les coûts de collecte trop élevés.
Le déficit cumulé 2021-2025
Voici les déficits annuels rapportés par le Silver Institute :
| Année | Déficit (millions d'onces) |
|---|---|
| 2021 | ~200 |
| 2022 | ~238 |
| 2023 | ~201 |
| 2024 | ~149 |
| 2025 (est.) | ~95-117 |
| Total | ~820 |
En cinq ans, le monde a consommé 820 millions d'onces d'argent de plus qu'il n'en a produit. C'est l'équivalent d'une année entière de production minière.
Ces onces ont été prélevées sur les stocks existants. Et ces stocks ne sont pas infinis.
Les stocks COMEX en chute libre
Un indicateur particulièrement surveillé est le niveau des stocks du COMEX, la principale bourse de matières premières américaine.
Depuis 2020, les stocks de silver enregistrés au COMEX ont chuté d'environ 70%. Cette baisse témoigne de tensions réelles sur le marché physique.
Quand les stocks diminuent alors que les prix montent, c'est le signe d'une demande structurellement supérieure à l'offre. Exactement ce que nous observons.
Ce que cela signifie pour l'investisseur
Un marché en déséquilibre durable
Les déficits structurels ne se corrigent pas en quelques mois. Ils persistent jusqu'à ce que l'une des conditions suivantes soit remplie :
- L'offre augmente significativement - Peu probable à court terme, pour les raisons expliquées
- La demande diminue - Peu probable avec la transition énergétique en cours
- Les prix montent suffisamment pour détruire de la demande et stimuler de nouvelles productions
C'est la troisième option qui finira par s'imposer. Historiquement, c'est toujours le cas.
Les implications pratiques
Pour l'argent physique : Les primes sur les pièces et lingots peuvent s'envoler en période de tension. Nous l'avons vu lors du Silver Squeeze de 2021, avec des primes atteignant 50% au-dessus du cours spot. Anticipez vos achats.
Pour les minières argent : Les producteurs primaires d'argent sont les mieux positionnés. Avec seulement 27% de la production mondiale, ils bénéficient d'un effet de levier maximal sur les prix. Concentrez-vous sur les sociétés à faible AISC opérant dans des juridictions stables.
Pour les ETF : Ils offrent une exposition simple mais comportent un risque de contrepartie. Lors du Silver Squeeze, le SLV a dû modifier son prospectus pour avertir d'une possible suspension des créations de parts. Diversifiez vos supports.
Le timing : patience et conviction
Les marchés peuvent rester irrationnels plus longtemps que prévu. Le déficit structurel de l'argent existe depuis 2021, et les prix n'ont vraiment décollé qu'en 2025.
Mais les fondamentaux finissent toujours par s'imposer. Comme le disait Peter Krauth dans The Great Silver Bull : "Les déficits d'argent sont prévus pour s'aggraver et persister pendant plusieurs années. Cela a préparé le terrain pour une tempête parfaite de hausse des prix."
Nous sommes au coeur de cette tempête.
Ce qu'il faut retenir
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Le marché de l'argent est en déficit structurel depuis 5 ans, avec un cumul de 820 millions d'onces non remplacées depuis 2021
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L'offre est inélastique : 73% de l'argent est un sous-produit d'autres métaux. Même des prix élevés ne peuvent pas stimuler rapidement la production
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La demande industrielle bat des records, tirée par le solaire (230 M oz en 2024), les véhicules électriques et l'électronique
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Les inventaires mondiaux ont chuté de 83% depuis 1950. Il existe aujourd'hui 50% plus de lingots d'or que d'argent disponibles
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Le phénomène du "sticky money" amplifie le déséquilibre : les investisseurs en argent ne vendent pas, même lors des corrections
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Ce déficit est structurel, pas conjoncturel. Seule une hausse significative et durable des prix peut rééquilibrer le marché
Pour approfondir
- Le ratio or/argent : guide complet pour investir - Comprendre cet indicateur clé de valorisation
- Comprendre l'AISC : le coût réel de production de l'argent - Identifier les producteurs les plus rentables
- Guide pratique : utiliser l'AISC pour investir - Appliquer cette métrique à vos décisions
Cet article est fourni à titre informatif uniquement et ne constitue pas un conseil en investissement. L'investissement dans les métaux précieux et les sociétés minières comporte des risques, incluant la perte potentielle du capital investi. Effectuez toujours vos propres recherches et consultez un conseiller financier qualifié avant toute décision d'investissement.